Village des Notaires et des Experts du Patrimoine : En quoi la collaboration interprofessionnelle entre notaires, avocats, et experts-comptables est-elle au cœur de la création et de la vie de l’entreprise ?
Marie-Josèphe Laurent : Il paraît évident que la vie d’une entreprise, de sa création à sa transmission ou à sa disparition, amène le chef d’entreprise à faire appel à des compétences croisées que sont les compétences des professionnels du droit (au premier rang desquels les avocats et notaires) et du chiffre (experts-comptables). C’est donc naturellement que ces professions cherchent à conjuguer leurs expertises au service de l’entreprise, soit de façon intégrée dans le cadre de sociétés pluriprofessionnelles d’exercice (SPE), soit avec des collaborations ponctuelles à la demande du client. À Lyon, on fait vivre cette pluriprofessionnalité au niveau institutionnel à travers l’Association pour la Promotion de l’Interprofessionnalité (API), qui regroupe l’ordre des experts-comptables, celui des avocats et la chambre des notaires. Trois femmes sont à leur tête : Odile Dubreuil pour les experts-comptables, Séverine Girardon pour les notaires et moi-même pour les avocats.
VNEP : Comment ces professions ont-elles été amenées à s’unir autour du sujet du guichet unique ?
M.-J. L. : Précisément dans le cadre de l’API ! Nous faisons tous des actes juridiques qui nécessitent des formalités (créations, modifications, radiations, etc.). Tout ce qui constitue le registre du commerce et des sociétés (RCS) et le registre des métiers est utilisé au quotidien par nos professions. Le guichet unique a été mis œuvre au 1ᵉʳ janvier 2023, et ce, malheureusement, dans de très mauvaises conditions, ce pourquoi nous nous sommes inquiétés. Nous avons commencé à l’utiliser, en doublon avec le système antérieur, sur le dernier semestre 2022. Très vite, nous avons tous constaté d’importants dysfonctionnements et avons alerté l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI) à de multiples reprises, en vain. Cela a décuplé notre mécontentement puisque, d’une part, le système n’était pas prêt, mais, alors que nous annoncions une catastrophe, Bercy a tout de même appuyé sur le bouton.
VNEP : Dans quelle situation se trouvent actuellement les professionnels et les organismes utilisateurs du guichet unique ?
M.-J. L. : Les chambres de commerce et de l’industrie (CCI) et les chambres des métiers, accoutumées à un système dématérialisé qui fonctionnait parfaitement, n’étaient pas préparées à ce rétropédalage. Le guichet unique est face à un tsunami de formalités des entreprises, non traitées et pour beaucoup égarées. À l’heure où l’on parle, il y aurait 275 000 dossiers dans la nature, c’est-à-dire de dossiers qui ont été saisis sans aboutir, que l’on ne retrouve pas. C’est une sorte de black-out. Admettons que cela fonctionne, il va falloir des mois pour remettre de l’ordre dans ces dossiers. Les CCI sont sous pression : elles sont assaillies d’appels téléphoniques et de gens qui se plaignent de ces dysfonctionnements. C’est un chaos total ! De toutes parts, dans les CCI, les chambres des métiers, les cabinets d’avocats, les cabinets d’experts-comptables, les études de notaires, les collaborateurs passent des heures à essayer d’enregistrer des dossiers pour ensuite les voir disparaître ou ne pas savoir si leur saisie est bien prise en compte. Au niveau des ordres, nos confrères nous appellent au secours. Ils sont au bord du burn out. Et ce qui nous navre le plus est la situation de nos clients. Il devait pourtant s’agir d’une mesure positive, inscrite dans le cadre des lois de modernisation de l’entreprise.
Pour donner un exemple concret des difficultés évoquées, prenons l’hypothèse d’une entreprise en cours de création ou de cession. On ne parvient pas à obtenir des greffes des tribunaux les documents dont on a besoin pour l’opération, ni en déposer, ni justifier de certains éléments. Les banques ne vont bien évidemment pas débloquer des fonds pour une entreprise qui n’a pas de Kbis et ne peut justifier de son immatriculation. Sans immatriculation, impossible, également, de s’inscrire à l’URSSAF. Il y a actuellement une désorganisation générale de tous les services afférents à la création et à la vie des entreprises en France.
VNEP : Face à ces dysfonctionnements, une procédure de secours a été instaurée. En quoi est-elle insuffisante et quelles autres mesures préconisez-vous ?
M.-J. L. : Pour nous, cette procédure de secours, proposée par un arrêté du 28 décembre 2022, était insuffisante. Elle a consisté à rouvrir partiellement l’accès au système d’Infogreffe pour un certain type de sociétés, essentiellement les sociétés civiles et les groupements d’intérêt économique (GIE). Cela ne représentait qu’une partie infime des formalités. Pour le reste, le processus consiste à utiliser l’ancien guichet qui, lui, n’est plus à jour depuis dix ans ! Enfin et, en clair, le « plan B » proposé par Bercy, fin décembre, a été le retour au papier pour le dépôt des formalités.
En comparaison, lors de la mise en place, devant les tribunaux judiciaires, de ce qu’on appelle la procédure de prise de date auprès du greffe, initialement prévue au 1er janvier 2021, la chancellerie a reporté sa mise en œuvre au mois de septembre 2021, constatant que le système n’était pas au point. C’est ce qu’on aurait dû faire pour le guichet unique. De telles opérations informatiques ne sont pas simples et il faut avoir l’humilité d’admettre qu’un projet n’est pas prêt et d’accepter le report de son démarrage. Agir autrement démontre l’ignorance de la puissance publique de la réalité de ce que vivent les entreprises et de la façon dont les choses se passent concrètement ; c’est incompréhensible !
VNEP : Avez-vous pu échanger avec le ministère de l’Économie des Finances ?
M.-J. L. : Oui. Après la publication d’un communiqué de presse par nos ordres professionnels et l’organisation d’une conférence de presse, fin janvier 2023, pour attirer l’attention des médias sur le sujet, nous avons été contactés par le cabinet de Bruno Le Maire pour prévoir un entretien. Madame Dubreuil, Maître Girardon et moi-même avons ainsi eu un entretien téléphonique avec un des collaborateurs de Bruno Le Maire pour lui exposer notre position. Nous avons demandé le rétablissement d’Infogreffe pour la globalité des entreprises et des formalités, pour permettre aux équipes informatiques de l’INPI de mettre le guichet unique à niveau.
On nous a annoncé que le système serait opérationnel fin février. En attendant, nous faisons remonter chaque semaine tous les dysfonctionnements avec des captures d’écran. Une task force s’est constituée avec la CCI Auvergne-Rhône-Alpes pour faire un point de situation chaque semaine. Nous invitons nos confrères à continuer les saisies et à faire remonter tous les blocages. Les chefs d’entreprise sont confrontés à des difficultés importantes liées à l’envol des prix de l’énergie, à la pénurie de personnel et aux difficultés d’approvisionnement de matières premières ou de matériaux. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’avaient pas besoin de ce problème supplémentaire.
Cela étant, le gouvernement a fini par admettre la gravité de la situation liée à l’impossibilité de traiter normalement, en l’état du guichet unique, les formalités juridiques des entreprises. Le 16 février 2023, un communiqué du cabinet de Bruno Le Maire a annoncé la possibilité, à compter du 20 février 2023, de procéder au dépôt de la plupart des formalités des entreprises qui relèvent du RCS via la plateforme Infogeffe, et ce jusqu’au 30 juin, pour permettre de mettre le guichet unique à niveau.
Nous sommes évidemment satisfaits de cette évolution que nous demandions depuis décembre, en espérant que les choses vont pouvoir rentrer dans l’ordre rapidement.
Nous regrettons qu’elle intervienne si tardivement, après avoir laissé s’installer le chaos qui mettra plusieurs mois à se résorber. Mais mieux vaut tard que jamais…
Propos recueillis par Alix Germain
Rédaction du Village des Notaires et des Experts du Patrimoine