Voici une étude de cas fictive : « Toute ressemblance avec une situation réelle serait purement fortuite ». Un client me sollicite pour l’accompagner dans l’organisation de son étude, qu’il a créée récemment. Il travaille en bonne entente avec deux collaboratrices dont il loue l’efficacité. Le sujet n’est donc pas tant l’organisation de l’étude, que la sienne propre. Il met un certain temps à exprimer sa problématique véritable, qu’il me confie dans un vrai désarroi : il n’en peut plus de sa solitude décisionnelle, et de son corollaire, la procrastination (le fait de remettre à plus tard ce qu’il y a à faire). Il me donne deux illustrations. La première n’est pas réglée : doit-il envisager de s’associer pour se développer ? La seconde s’est passée dans la douleur, quand une grosse affaire lui est arrivée par un client nouvellement installé dans sa commune.
Dans le premier cas, il mesure combien il serait utile de partager le travail et les décisions avec un/e associé/e, mais hésite pour de nombreuses raisons qu’il a déjà inventoriées au moment de son installation, qui ont trait à l’entente, à la confiance, aux perspectives de développement, à la maîtrise de ses choix... Bref un ensemble de « pour et contre » qu’il n’arrive pas à trancher.
Dans le second cas, l’affaire était techniquement complexe, mais cela n’a pas été la principale difficulté. Il l’a traitée dans une angoisse inattendue de décevoir le client, de ne pas réussir à proposer la meilleure solution, bref, de ne pas « mériter » une si belle opportunité. En conséquence, il a procrastiné et fini par travailler dans l’urgence, accumulant les veillées nocturnes au plus près des échéances, se mettant en risque par rapport aux délais légaux, et générant du retard sur des dossiers moins importants.
Il n’attend pas de moi LA solution. Il attend un éclairage et un appui concret pour dépasser sa solitude décisionnelle et la procrastination qu’elle peut engendrer.
« La solitude décisionnelle n’est pas liée à la taille de l’entreprise que l’on dirige. »
La solitude décisionnelle n’est pas liée à la taille de l’entreprise que l’on dirige. Elle est liée au fait de diriger, c’est-à-dire de devoir assumer la responsabilité de ses décisions, positives ou négatives. Dans une étude percutante sur le sujet [1], Bpifrance mettait en évidence que 45 % des dirigeants de PME et ETI se sentent isolés ; et 3 dirigeants sur 4 expriment le besoin d’être plus ou mieux entourés.
Les principaux facteurs d’accentuation de l’isolement sont le manque de performance de l’entreprise, l’absence de bras droit, le temps de travail supérieur à 70 heures par semaine. Les facteurs de diminution de l’isolement se situent du côté de l’organisation et de la gouvernance (partage de la décision, mise en place d’un comité de direction ou d’un conseil d’administration, ouverture du capital...), ainsi que des performances de l’entreprise (croissance du CA, résultats positifs...).
En l’espèce, si mon client a peu de marges de manœuvre organisationnelles eu égard à la taille de son étude, la chambre départementale, et plus largement l’ensemble des instances favorisant la confraternité, lui permettent de trouver du soutien. Il y a déjà eu recours, mais il pointe sa difficulté à partager ses doutes, qu’il assimile à un sentiment d’échec. Les Anglo-Saxons ont une expression pour désigner la dissimulation des émotions : « poker face », la physionomie impénétrable du joueur de poker. Nombre de dirigeants la reprennent à leur compte, pour de bonnes raisons : ne pas transmettre son stress à ses collaborateurs, et pour de mauvaises raisons : préserver son autorité par une réputation d’infaillibilité, au risque de l’isolement.
« Nous avons travaillé dans deux directions : un plan d’actions concret et une évolution de posture. »
J’ai alors demandé à mon client pourquoi il m’avait fait confiance après que nous nous soyons rencontrés lors du dernier congrès. Sa réponse a fusé : « Je n’étais pas sûr de votre efficacité, mais j’étais sûr que votre extériorité m’aiderait à parler librement. » Nous avons travaillé dans deux directions : un plan d’actions concret et une évolution de posture. Le plan a été bâti sur deux volets : une analyse de l’association et une recherche d’ouverture vers l’extérieur pour rompre l’isolement. L’hypothèse de l’association a été étudiée à travers la matrice forces/ faiblesses/opportunités/menaces (connue en anglais par l’acronyme SWOT – Strengths/Weaknesses/Opportunities/Threats). La conduite de projet induite par une décision d’association a aussi été examinée. L’ouverture extérieure a d’abord reposé sur les possibilités de dégager du temps, puis sur le ciblage des réseaux, de la nature des informations à acquérir et des occasions d’échanges possibles.
Concernant l’évolution de posture, notamment vis-à-vis des pairs, nous avons travaillé la façon de se présenter et de présenter son activité, de poser des questions, de demander des conseils, d’écouter : autant d’évidences qui le sont beaucoup moins en situation. Cette évolution a permis de dépasser le sentiment d’échec après l’avoir remis face aux chiffres et aux compétences personnelles.
« La procrastination n’est pas forcément synonyme d’inaction. »
Nos rendez-vous réguliers le temps de la mission, ont eu un effet induit positif sur la procrastination, qui a drastiquement diminué. Celle-ci est en général honteuse, ce qui fait qu’elle n’est pas facilement reconnue (l’auteure peut-elle reconnaître qu’elle sait de quoi elle parle ?!). Elle est honteuse car elle est associée à un manque de volonté, d’efficacité et d’organisation personnelle. Or la procrastination peut s’analyser à travers le biais du présent : préférer la certitude de la satisfaction présente à l’incertitude d’une satisfaction future et à l’angoisse que cette incertitude génère. C’est ce que révèlent les recherches en psychologie et en économie comportementale [2] : le cerveau humain est prioritairement orienté vers la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance. Le fonctionnement hormonal mis en évidence par les neurosciences le corrobore. La génétique et l’environnement (notamment à travers l’éducation et l’apprentissage de l’effort) entraînent de fortes disparités individuelles qui se traduiront par une volonté et une maîtrise de soi différenciées, sans que soient éliminés tous les biais cognitifs qui affectent notre rationalité. La procrastination n’est pas forcément synonyme d’inaction : on peut procrastiner en réalisant toutes sortes d’actions périphériques à l’action prioritaire paralysante. Vaincre la procrastination est alors moins affaire de volonté que de distraction, d’image de soi et de routine. Pour oublier le désir (de céder à consulter les réseaux sociaux/dévorer la plaque de chocolat entière/faire un achat d’impulsion...) et se détourner de l’objet d’angoisse (la page blanche/le client à rappeler/le collaborateur à convoquer...), il faut distraire son attention sur d’autres actions/d’autres interlocuteurs/d’autres satisfactions immédiates moins pénalisantes. Cela suppose une conscience claire des émotions à l’œuvre et des circonstances qui les provoquent : le coaching a été pour mon client une occasion puissante de repérer les faits déclencheurs et l’image de soi dévalorisante et excessive, donc erronée, favorisant sa procrastination. L’accompagnement lui a aussi permis de créer certaines routines, dont l’efficacité vise à empêcher de réfléchir pour seulement les accomplir, et ce dans deux directions : des actions mineures récurrentes (écrire la phrase introductive avant de rencontrer le client/le collaborateur ; hiérarchiser les x mails à traiter en début de journée), des assertions personnelles (je suis calme/je suis positif/face à telle situation). Leur ancrage sur une durée suffisante [3] soulage grandement la fatigue décisionnelle, ce mal contemporain proportionnel aux choix sans fin offerts par la technologie et la société de consommation. Mais ceci est une autre histoire !...
Notes :
[1] Enquête sur l’isolement des dirigeants de PME et d’ETI, Bpifrance Le Lab, avril 2016.
[2] Voir not. les travaux du prix Nobel Daniel Kahneman.
[3] Les ouvrages de développement personnel évoquent un minimum de trois semaines. La littérature scientifique pointe des durées supérieures et variables – jusqu’à plusieurs années – dont la clé est la fréquence de la pratique.
Véronique Padoan
HRVP Conseil & Coaching